Atome #31 – Iris blanc

J’ouvre les yeux. Je n’y vois rien. Pas qu’il fasse noir, non. Une purée de pois, plutôt. Je ne vois pas le bout de mes doigts quand je tends le bras. Je n’ai aucune idée de ce que je fous là. Je n’ai pas bu, hier, pourtant. À moins que oui ? Je me redresse. Pas un bruit si ce n’est, au loin, comme le glouglou d’un cours d’eau, ténu, assourdi par le brouillard. Mes vêtements sont légèrement humides. Depuis combien de temps suis-je couché là ? Pas moyen de me rappeler ce que j’y fous. Je cherche mon téléphone. Rien dans mes poches. Je regarde alentour ; je ne vois que quelques cailloux sur une herbe courte d‘un vert vif. Comme une odeur d’humus qui flotte. Je crie, instinctivement. « Ohé ! » Le son s’évanouit, comme s’il se diluait dans la nuée ambiante. Je retente. « Ohé ! ». Aucun écho. J’inspire à fond. L’air froid me pique les narines. Je me sens enfermé dans cet espace indéfini. Je suis pris par une angoisse. Mon cœur se met à battre plus vite. Où suis-je, foutre dieu ? « Ohé ! » Toujours rien. Je cherche la direction d’où provient le seul son qui me parvient. Diffus, difficile à localiser. Je me mets à marcher dans une direction ; ça ne peut pas être pire qu’une autre. Le sol est spongieux sous mes semelles. Une tourbière ? Les idées défilent, disparates. Impossible de me concentrer. Suis-je victime d’un canular élaboré de mauvais goût ? Fais-je un mauvais rêve ? Ai-je été pris dans un accident ? J’essaie de me rappeler les derniers moments avant mon réveil. Pas moyen. Blanc. Avant le réveil, l’inconscience. Avant l’inconscience, rien. L’angoisse monte. Merde, merde, merde. Dans quoi je me suis fourré ? Je commence à avoir froid. Mes vêtements moites m’irritent la peau. J’arrête mes pas un instant. Je suis aux aguets. Le bruit de ma respiration couvre presque celui de l’eau au loin. Le sang circule fort dans mes tempes. Chaud dedans, froid dehors. Je vais me choper la crève, en plus. « Ohé ! » Toujours aucune réaction. J’ai la bouche pâteuse. Je commence à avoir soif. Je m’accroupis pour toucher le sol. Mes doigts sont à peine humectés. Pas de quoi me désaltérer. Je reprend la route vers mon seul point de repère et espoir de m’hydrater.`

« Ohé ? » Je m’arrête net. Ce n’est pas moi qui ai crié. « Ohé ! » réponds-je. « Il y a quelqu’un ? » « Il y a quelqu’un ! » réponds-je. Quelques secondes de silence. Trop pour moi. « Je suis ici ! » « Continuez à crier. » me répond-on. Me vient l’idée de chanter. « C’eeeest un fameux trois mâaaats fin comme un oiseau. Hissez hauuuuut ! Santiaaanoooo ! » Une pause. « Continuez ! Mais autre chose ! » Je souris. « Au nooooord, c’étaient les corooooons. » « Non, je vous en prie, pas ça ! » Je tente autre chose. « Teeeeeerre, brûléeeeee, au veeeeeent, des landes de pieeeeerre… » « Continuez comme ça et je vais dans l’autre direction ! » Je ris. « Madame rêeeeve ad libitum, comme si c’était tout comme, dans les prières, qui emprisonnent et vous libèrent… » « C’est nettement mieux. J’arrive. » En effet, elle arrive. devant moi une zone de la purée blanchâtre s’assombrit progressivement. À environ un mètre, je commence à distinguer quelque chose, quelqu’un, elle. Difficile de la décrire ; ses traits sont comme nimbés de brume, adoucis par elle. Elle me tend la main. Surpris, j’évite sa main et la prends dans les bras. « Je suis si heureux de vous avoir trouvée ! » Elle fait mine de s’écarter, puis reste dans mes bras et passe les siens autour de mes épaules. Elle hésite un moment, puis dit : « Moi aussi. Même si c’est moi qui vous ai trouvé. » Je suis interdit un instant, puis je ris. C’est en reprenant mon souffle que je sens son odeur. Une légère odeur de sueur pétillante, mêlée à une fragrance florale que je n’identifie pas. Sottement, je demande : « C’est quoi votre parfum ? » « Vous y allez, vous ! » « Pardon. C’est que… » « Ce n’est pas du parfum. C’est une crème à l’iris. » « J’aime bien. » « … Merci. » Elle pose sa tête sur mon épaule. La chaleur de son corps me fait du bien. Je pose ma tête sur la sienne, inspire à fond. Humus, iris, sueur, fraîcheur. La tête me tourne. Elle lâche mes épaules, recule. Déjà. « Je dois y aller. » me dit-elle. « Aller ? Mais où ? Vous savez par où aller ? » « Non, je ne sais pas. Je dois y aller, c’est comme ça. » « Je vous accompagne ! » « Non, j’y vais seule. » « Mais… » « Ne vous inquiétez pas, vous trouverez votre chemin. » « Si, je m’inquiète, justement. Je ne sais même pas ce que je fous là ! Vous êtes la seule âme que j’ai rencontrée depuis que je suis ici. Et vous partez je ne sais où sans vouloir que je vous accompagne ! » « Je suis désolée. » Je reste muet. Elle m’enlace rapidement, me serre. Je n’ai pas le temps de réagir qu’elle est déjà partie. « Attendez ! » Je cours dans sa direction. Je ne trouve que la brume, le blanc, rien. « Revenez ! » Silence. « Comment vous appelez-vous ? » Silence. Je suis seul, à nouveau. Au milieu de nulle part. Pour ainsi dire aveugle. Dépité. Je hurle. Je me laisse tomber sur les genoux, tape le sol des poings, hurle encore. Je me ressaisis. Pourquoi je me mets dans un état pareil ? Ça va aller. Je suis juste seul, perdu au milieu de nulle part, pour ainsi dire aveugle et dépité. Rien de bien méchant. Je me relève, prends un grande goulée d’air frais. L’iris. Son odeur. Elle est encore là. J’inspire à nouveau. Oui, elle est là. Sur mes doigts, sur mes vêtements. Elle est encore avec moi. L’air n’est plus aussi froid. Mon cœur bat fort, plus régulièrement. J’entends à nouveau le son du cours d’eau, par là-bas. Elle est partie dans une autre direction. Je m’engage sur ses pas. Je ne sais pas plus où je vais. L’iris me portera dans cette blancheur. Peut-être la retrouverai-je.

In Memoriam MHdT


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